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Sculptures de bois. Au cœur de l’essentiel

Camille BRASSEUR

« Du dialogue avec la matière  naît le geste de l’homme[1]. »

 

Pour parvenir à faire chanter le bois, révéler sa musique intérieure, le sculpteur devra d’abord trouver une mélodie qui lui est propre. Ainsi, au-delà du savoir-faire – requérant la maîtrise du maillet, le choix adapté de la gouge, l’habilité de l’ébauchoir ou même le maniement assuré de la tronçonneuse –, l’artiste est confronté dans un premier temps à fixer ses intentions face à la matière dont il dispose. Pour juger un premier roman, on s’attarde souvent sur l’âge de l’auteur et on cherche à savoir s’il a déjà suffisamment vécu pour avoir quelque chose à dire. L’artiste devra, quant à lui, avoir vu, regardé, observé pour s’imprégner de son œuvre en devenir, ce qui lui permettra, in finede se distinguer. Rares sont ceux qui ne revendiquent pas une filiation ou qui ne s’accordent pas une quelconque parenté. Par le biais de la transmission – qu’elle soit voulue ou non –, les aînés assurent une fonction reconnue depuis la nuit des temps. 

            

Remontons d’ailleurs le fil du temps… La première guerre mondiale eut l’impact révolutionnaire que l’on connaît. Ces événements ne pouvaient pas laisser les jeunes créateurs indifférents. Ils se montrèrent avides de trouver de nouveaux moyens d’expression plus en accord avec le bouleversement ressenti par leur génération traumatisée. Parmi les acteurs de ce renouveau, plusieurs noms appartiennent désormais au champ de l’histoire de l’art, tels que celui d’Archipenko (1887-1964), de Brancusi (1876-1957), de Boccioni (1882-1916) ou encore de Zadkine (1890-1967).

 

Ossip Zadkine, artiste d’origine russe installé à Paris dès 1910, entretint des relations privilégiées avec la Belgique. En effet, dès le début des années 1920, il exposa à Anvers ainsi qu’à Bruxelles[2]. Il se lia rapidement à des personnalités en vue constituant un cénacle d’initiateurs culturels engagés. Il s’agissait de Paul-Gustave Van Hecke (1887-1967), André De Ridder (1888-1961) et Walter Schwarzenberg (1885-1964). Ces messieurs se trouvaient alors à la tête de galeries et/ou étaient à la manœuvre au sein de revues artistiques contemporaines. Lorsque Van Hecke organisa, en 1931, une vente d’œuvres données gracieusement par ses artistes membres au profit de l’asbl L’Art Vivant, Zadkine répondit présent. Il offrit Oiseau, cuivre et cristal[3]. Dès 1928, la revue bruxelloise Sélection s’était réorientée vers l’édition de cahiers monographiques et avait consacré un numéro à Zadkine[4]. L’année suivante, en 1929, De Ridder lui avait dédié un livre paru, à Paris, aux Editions des Chroniques du Jour. 

 

La fréquentation du réseau artistique belge devait s’avérer payante pour le jeune artiste. En 1926, le galeriste Schwarzenberg s’associa à Blanche Charlet, marchande d’art[5]. Ensemble, ils poursuivirent leurs activités au sein de la galerie Le Centaure où Zadkine exposa. Le lieu fut entièrement rénové par l’architecte moderniste Adrien Blomme (1878-1940) qui, deux ans plus tard, fit appel au sculpteur pour orner son habitation personnelle de bas-reliefs[6]. L’œuvre de Zadkine fut également promue lors d’importantes expositions : en 1933 et en 1948 (après son exil aux Etats-Unis), l’artiste fut mis à l’honneur lors d’une exposition personnelle au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles[7], véritable plaque tournante de la scène artistique internationale. Les œuvres du sculpteur se retrouveront ainsi dans d’importantes collections belges privées (Urvater, Mairlot, Graindorge…) mais également dans celles de l’Etat belge. Deux œuvres aujourd’hui conservées aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique furent acquises dans la foulée d’expositions présentées à Bruxelles[8]. La présence de Zadkine sur le territoire national était donc bel et bien installée. L’anecdote veut d’ailleurs qu’il ait contribué, sans le vouloir, à la pérennisation du premier musée de sculptures en plein air, le Middelheim, à Anvers[9]. A l’origine, en 1950, le bourgmestre Lode Craeybeckx (1897-1976) souhaitait redonner vie au parc laissé à l’abandon durant la seconde guerre mondiale. Il conçut un événement temporaire pour lui rendre de sa superbe. Zadkine, participant à cette première exposition, aurait alors fait remarquer que l’espace, vidé des sculptures au terme de la manifestation, retournerait à son statut de lieu désert. L’année suivante, un musée permanent fut inauguré ainsi qu’une exposition biennale où les artistes belges furent invités à se confronter aux œuvres présentées par les pays invités (1951-1989). 

 

Mais qu’apporte concrètement Zadkine – alors âgé d’une cinquantaine d’années – à la jeune génération de sculpteurs belges ? Il s’agit de personnes toutes nées pendant, ou peu après, la Grande guerre et qui ont connu, dans leur chair, l’éclatement provoqué par le second conflit mondial. Durant cette période l’artiste russe dut s’exiler aux Etats-Unis[10]où il poursuivit son travail. Dans le premier catalogue du Middelheim, il est mentionné ceci : « Au cours d’une conversation avec ses élèves Zadkine a défini un jour les aspirations de la sculpture nouvelle de la manière que voici : Le charme ensorceleur de la sculpture réside dans l’art de diviser les formes en vue de la création d’un climat, d’une atmosphère. Dans vos œuvres délaissez la rigidité, délivrez la ‘machine’. Grâce à des formes mouvantes qui se déroulent sans cesse, l’on doit s’essayer à exprimer certains états d’âmes[11]. » Et il semblerait que ce message put être entendu. En 1962, Gilberte Geps publia un ouvrage dédié à la sculpture en Belgique. Elle expliqua que « cette sculpture étrangère, et par trop bizarre, jadis rejetée en Belgique, est acceptée entre 1945 et 1950[12]. » Elle nota ainsi l’émergence d’une forme d’abstraction nouvelle qui se dégageait de l’obédience strictement géométrique pour puiser au cœur de la nature, une source d’inspiration qui n’était pas exclusivement d’ordre plastique. En effet, en cherchant le contact des éléments qui lui sont familiers, le créateur se connecte à son environnement et plus singulièrement à la matière qui le compose. Il puise directement dans la nature ce qui sera le support de son expression. A ce titre, le bois, dans l’étendue de ses variétés, s’imposera comme un matériau de choix. 

 

La présente exposition réunit quatre sculpteurs belges. Ils officièrent principalement après 1945. Ce qui les lient entre eux, c’est la part importante de leur vie qu’ils ont consacrée à la taille du bois. Bien sûr, ils se distinguent par la singularité de leurs parcours et par l’originalité de leurs créations. Par contre, le simple fait de les associer révèle la richesse infinie de l’abstraction. 

 

Issus de la même génération, Willy Anthoons (1911-1982) et François-Xavier Goddard (1912-2006) partagèrent un même goût pour la spiritualité. Après avoir travaillé dans le cadre d’une mission bénédictine dans la région du Katanga[13], Goddard installa son atelier à Bruxelles. La même année, en 1957, il vit son travail exposé au Musée de Tervuren. Son art est alors essentiellement d’obédience religieuse s’inspirant de sujets chrétiens. Vers 1960, il opéra un passage inattendu à l’abstraction. L’entrelacement des formes célébrant l’unité et l’élancement vers les hauteurs du ciel ne sont pas sans rappeler le caractère sacré cher à Anthoons. Lui-même travailla pour plusieurs églises[14]. Si Goddard privilégie le bois poli sur lequel la lumière ruisselle, Anthoons préféra la retenir en créant des surfaces sur lesquelles il souligne les veines naturelles du bois ou crée, par la répétition de la trace de l’outil, de nouveaux réseaux organiques. La matière est travaillée avec subtilité révélant, tout en délicatesse, la peau des masses denses. Goddard, quant à lui, dégrossit le volume de départ, au point de créer un jeu entre les pleins et les creux, induisant une dynamique de mouvements élégants et gracieux. Cette recherche de la simplicité poussée à l’idéalité réunit les deux artistes précités. Bien qu’installé aux abords de Paris, à Charenton-le-Pont, depuis 1948, Anthoons bénéficia du soutien des Belges travaillant dans la ville lumière, enclins, à encourager sa quête de dépouillement essentialiste[15]. Il maintint le contact avec la Belgique où il exposa régulièrement. Ainsi Francine-Claire Legrand commenta en ces termes l’exposition qui lui fut consacrée, en 1958, au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles : « Fruits de méditation, de recueillement, elles [les sculptures]développent de beaux volumes sobres et concentrés, dont les bois précieux sont par eux-mêmes des éléments de beauté[16]. »

 

Cette relation à la nature sera tout aussi primordiale dans le déploiement du cheminement artistique d’un artiste plus jeune, André Willequet (1921-1998). Formé à l’école bruxelloise de La Cambre et animé d’une belle curiosité, Willequet prit le temps d’aller forger son regard ailleurs. Il passa par Paris où il assista à l’un des cours du maître russe, Zadkine, à la Grande Chaumière. Il en retint ceci : « il attirait constamment l’attention sur le respect de la Nature sans accepter sa plate copie. Il tenait à affranchir ses auditeurs de tout aspect extérieur mais faisait appel, après longue attente et méditation, aux valeurs spirituelles. Il tentait d’éveiller chez chacun ses forces intimes et personnelles[17]. » Willequet en fit sa quête ; aller à la rencontre de lui-même, opter pour la voie de l’ascèse et prendre pour guide la réflexion constante. L’acharnement qu’il mit au travail fut dicté par une force inexplicable, une volonté jaillie de tréfonds insondables. Son œuvre tout entière en porte la trace. Ses grands bois s’imposent à l’œil avec l’assurance d’objets qui ont trouvé leur juste place. Ainsi, ils contiennent à la fois l’élan vital de la matière organique qui les composent et l’énergie insufflée par le créateur, disposé à les caresser de son outil, les parer de l’une ou l’autre couleur pour mieux encore transcender leur nature. Leur majesté est un hymne en soi : ils sont souffle et vibration, caresse et murmure. Ils raisonnent en chacun de nos sens qui s’éveillent à leurs contacts. Extraits de leur forêt originelle, arrachés à la terre, ils sont les élus qui, au travers de l’acte créateur, sont désormais dépositaires d’une nouvelle histoire. Animé d’une pensée méditative, Willequet ne perdit jamais le contact avec la réalité, avec le monde vivant qui l’entourait. Il se refusa à opter pour un style, à se positionner par rapport au clivage figuration-abstraction. Ses œuvres dites abstraitesnourrissent un lien évident et profond avec des formes familières. 

 

Pour Ferdinand Vonck (1921- 2010), le passage à l’abstraction s’opéra dans le courant des années 1950. Cette évolution répondit à un choix volontaire et délibéré marquant son adhésion à des idées clairement énoncées au sein de groupes auxquels il participa, tels que Formes (1957) et Art Construit (1960) qui se réunissait autour de ces principes : « Nous pensons […]que l’abstraction formelle – froide dit-on […] constitue la seule plastique vraiment abstraite. Organisation de formes plutôt qu’imitation d’organismes ; construction plutôt qu’atomisation de structures ; conscience et maîtrise de l’invention de ses moyens plutôt qu’héroïsme et panache du geste[18]. » Les œuvres tridimensionnelles de Vonck sont principalement réalisées en métal. Par contre, il privilégia le bois pour réaliser des structures savamment construites aux allures totémiques. Destinées à être placées sur un mur, elles s’organisent autour d’un axe vertical délibérément choisi : « Pour moi l’horizontalité n’est pas l’espace mais la mort alors que la verticalité c’est la vie[19]. » Il s’agit parfois de simples bâtons sculptés, prenant des allures de cannes, que l’on peut accrocher ou simplement déposer contre un mur. A chaque fois, la sobriété domine. Le bois est poli pour mieux dégager la netteté des contours et mieux se détacher du support d’accueil. Pointant vers le ciel, ces œuvres sont autant d’appel à la transcendance.

 

Dans le sillage d’un Zadkine, un véritable renouveau de la sculpture s’opéra en Belgique. Ainsi en témoigne la présente sélection. Poussés par une impériosité intérieure, ces créateurs tentèrent, en taillant directement le bloc brut, de composer avec les forces naturelles. Ils parvinrent à trouver un équilibre entre plasticité et tension, laissant s’épanouir sous notre regard des formes simples et harmonieuses. Tout l’enjeu consiste à raviver l’émotion potentialisée, secrètement contenue au cœur même de la matière organique. 

 

Camille Brasseur, mars 2019

 

[1]Zadkine cité par Pierre Cabane in : « Zadkine le poète des forêts » in: Arts, Paris, n°771, avril 1960.

[2]Contrairement à ce que mentionnent la plupart de sources, la première exposition de Zadkine eut lieu à Anvers, pendant l’été de 1920, lors de la première exposition de Sélection dont la galerie s’ouvrira quelques mois plus tard à Bruxelles. N.B : merci à Peter Pauwels pour cette information.

[3]V. Devillez, « Paul-Gustave Van Hecke et l’association L’Art Vivant » in : L’animateur d’art Paul-Gustave Van Hecke (1887-1967) et l’avant-garde, Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Cahier n°12, 2012, p. 97.  

[4]Waldemar-George, « Ossip Zadkine » in: Sélection.Chronique de la vie artistique, Anvers, Cahier n°3, 1928. 

[5]Blanche Charlet (1898-1985), britannique, est surtout connue comme résistante active, membre des Women’s Transport Service attaché au Special Operations Executive (SOE). En 1930, le sculpteur Oscar Jespers réalisa une sculpture Tête de femmeprenant Blanche Charlet pour modèle.   

[6]Cette maison sise au 52 avenue Franklin Roosevelt, à Bruxelles, est devenue le rectorat de l’Université Libre de Bruxelles en 1964. 

[7]Zadkine expose du 7 au 29 janvier 1933. En 1948, il exposera du 7 au 29 février. Voir : Un demi-siècle d’expositions. Palais des Beaux-Arts Bruxelles, Bruxelles, Société des Expositions, 1981. 

[8]Diane (1937) fut acquis par l’intermédiaire du Palais des Beaux-Arts en 1948 et La Ville détruite(1947) le fut tandis que l’artiste participait à l’importante manifestation 50 ans d’art moderne organisée dans le cadre de l’Exposition universelle de 1958. Deux œuvres sur papier, legs de Madame Alla Goldschmidt-Safieva furent acquises par le couple Goldschmidt lors de la vente de la collection de Schwarzenberg à la galerie Giroux, à Bruxelles, en 1932.

[9]https://www.middelheimmuseum.be/sites/middelheim/files/Historiek_FRA.PDF

[10]Il rejoint New York au départ de Lisbonne le 20 juin 1941. Voir : G.L. Marchal, Ossip Zadkine. La sculpture…toute une vie, Rodez, Editions du Rouergue, 1992, p. 75. 

[11]« Considérations sur la sculpture moderne » in : Exposition internationale en plein air de sculpture 1900-1950, Anvers, Middelheim, juillet-septembre 1950, p. 9 

[12]G. Gepts, La sculpture en Belgique, Anvers, Helios, Anvers, Editions Hélios, (Coll. « Arts et Sciences »), 1962, p. 53. 

[13]Il est l’auteur reconnu de la décoration de l’église de Ruwe.

[14]M. Daloze, « Du mystique au sacré (1959-1968) » in : Willy Anthoons. L’esprit de la matière, Paris, Galerie Philippe Samuel, 2012, p. 59-69 

[15]Tels que Michel Seuphor et Roger Van Gindertael.

[16]F.-C. Legrand, « Les Expositions. Belgique » in : QUADRUM revue internationale d’art moderne, Bruxelles, ADAC – Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, Bruxelles, n°5, 1958, p. 167

[17]A. Willequet, « Quatre rencontres » in : Entre forme et espace, Bruxelles, Académie royale de Belgique, Classe des Beaux-Arts, 1998, 3esérie, Tome XIV, p. 17

[18]Autour du Groupe Art abstrait 1952-1956, Ramet-Flémalle, La Châtaigneraie (Centre Wallon d’Art Contemporain), 18 octobre – 16 novembre 1986, p. 39

[19]Propos de Ferdinand Vonck rapporté in : Ferdinand Vonck Forme et élégance, Bruxelles, Galerie Lancz, 23 novembre-30 décembre 2017, p. 5

© Galerie Antoine Laurentin / Laurentin gallery

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