D’origine iranienne, installé en France, à Paris, en 1954, Nasser Assar (1928-2011) occupe une
place singulière dans la peinture de son temps, à l’écart des courants qui le traversèrent. Et ce n’est pas
en raison du passage qui s’observe dans son oeuvre entre une partie abstraite et une partie figurative,
un itinéraire alors assez rarement suivi, mais tout de même par quelques peintres comme Jean Hélion
et Nicolas de Staël. Ce qui importe tient, d’une part, au caractère particulier de ses oeuvres abstraites
qui, éloignées de toute approche géométrique aussi bien que de toute exaltation des couleurs, évoquent
une calligraphie onirique (ainsi dans les oeuvres des années 1960-1963 où de grands caractères noirs
s’étendent et flottent, comme en attente d’un sens, sur des fonds souvent unis, presque aussi indifférents
que le blanc d’une page – des caractères qui semblent constituer encore le feuillage d’un pin dans un
lavis de 1976) ; d’autre part, à la continuité qui existe entre ces signes et les paysages qui vont bientôt
se substituer à eux, à partir de 1964, pour devenir, à côté de portraits d’Isabelle et de quelques natures
mortes de fruits, la part essentielle de son oeuvre. En fait, il faut noter que ce passage est double en ce
sens que le peintre a d’abord créé des paysages imaginaires avant de s’attacher à des lieux réels, dans
le sud de la France, qu’il ne cessera plus de peindre « sur le motif », comme jadis. Il s’agit donc d’un
parcours remarquablement complet à travers la figuration, d’une sorte de remontée depuis l’écriture
jusqu’à la nature, si l’on admet que les calligraphies du début ne sont pas simplement ou strictement
gestuelles. Il paraît évident qu’une telle évolution, un tel mouvement de redécouverte du réel relève au
moins autant de la poésie que d’une réflexion ou d’une analyse picturales. Ce qui éclaire le fait que les
oeuvres de Nasser Assar ont surtout été reconnues et célébrées par des écrivains et des poètes comme
John Ashbery, Yves Bonnefoy, Claude Esteban, Jean-Paul Guibbert, Philippe Jaccottet, Roger Munier,
Bernard Noël et Herbert Read.
Dans les premières oeuvres exposées de Nasser Assar, celles des années 1960, on peut observer une
quasi contradiction entre l’emportement gestuel d’un pinceau traçant en noir, vivement, impulsivement,
les caractères d’une langue imaginaire, et des fonds neutres (promis à devenir bientôt des horizons et
des « ciels ») peints avec douceur et chromatiquement subtils : faits de teintes harmonieuses, jamais
primaires. Et il arrive souvent que les deux modes soient liés dans une même oeuvre en créant une tension
qui rend plus sensibles à la fois l’énergie d’un geste créateur, d’une poussée des signes, et l’éternité d’un
arrière-plan qui est l’espace lui-même, immuable, intangible et en un sens mystérieux. On sent que, à
partir d’un mouvement pulsionnel sans objet précis – et qui aurait pu se répéter indéfiniment – quelque
chose tend par en dessous à reprendre forme : à rejoindre une forme de figuration, les traits nerveux
élancés évoquant ici des tiges ou des branches, ailleurs des feuilles ou bien les ailes d’un papillon. En
fait, très tôt dans les oeuvres de Nasser Assar, le paysage, imaginaire assurément, mais paysage tout de
même, n’est jamais loin. Ainsi, au fond d’une toile de 1965, une chaîne de montagnes lointaines vient
se dessiner délicatement avec des tons rosés, tandis qu’au premier plan ce qui semblait naguère une
graphie devient, dirait-on, une branche fleurie. C’est là l’inverse exact du mouvement très réfléchi qui
avait conduit certains peintres vers l’abstraction un demi-siècle plus tôt, par réduction et systématisation
successives, je pense par exemple aux célèbres études d’arbres de Mondrian, en 1910-1911, ou, à la
même époque, à l’orphisme des Delaunay.
On ne saurait dire si c’est le peintre lui-même qui, sans le savoir clairement, va au-devant de cette
étrange « renaissance », ou si c’est la nature qui, autour de lui, cherche à revenir, s’impose doucement
à lui, peut-être par la médiation d’obscurs souvenirs d’enfance, de paysages vus alors, jamais tout à fait
oubliés. Et c’est la longue suite, depuis 1966 jusqu’aux années 1980, de paysages rêvés, dont la première
caractéristique est d’être tous de format vertical et d’élever le regard, comme s’ils cédaient à une attraction
venue du ciel, de ce qu’on appelait l’éther. De ce beau mot, je lis deux définitions dans le dictionnaire du
: d’abord « fluide subtil supposé remplir l’atmosphère terrestre », puis « fluide subtil considéré
comme l’un des éléments fondamentaux ou la substance fondamentale d’où procède toute la création ».
Je crois que l’on peinerait à saisir le sens de l’art de Nasser Assar sans se référer à cette notion qui est au
coeur de ce qui constitue toute la partie centrale de son oeuvre et en éclaire aussi les dernières années. Qui
permet en outre de le distinguer de plusieurs artistes que l’on a voulu regrouper sous le nom de Nuagistes,
même s’il lui arriva d’exposer avec eux (notamment à Paris en 1964, à la Galerie internationale d’Art
contemporain). Chez Nasser Assar, les nuages – qu’il vaudrait mieux appeler des nuées – ne tendent
aucunement à une forme ou une autre d’abstraction qui serait ou pourrait être artistiquement suffisante.
Bien plutôt disent-ils un éloignement essentiel, une étrangeté irrémédiable qui se réfère au monde des
souvenirs perdus ou incertains, devenus presque des rêves. Ils courent au travers de l’espace, qu’ils
déréalisent en le partageant, n’y laissant approcher ici et là que des formes qui semblent faire signe : des
arbres aux rameaux distincts, des flancs rocheux ou des sommets arides de collines ou de montagnes,
sans que jamais la présence de l’homme ne soit évoquée : aucun toit, aucune route, aucune barrière. Des
paysages en somme tissus de la substance des songes (pour reprendre le mot utilisé par Bachelard dans
son livre sur la poétique de l’air) et souvent non exempts d’un sentiment diffus d’inquiétude : dans la
toile de 1978 intitulée Montagne en surplomb un seul arbre dégingandé semble affronter tout seul le flanc
d’une montagne abrupte qui se perd sous un ciel opaque. Dans d’autres oeuvres singulières ne restent plus
guère que des falaises arides durement tracées, qui parlent d’un monde inatteignable ou désert.
Une évolution remarquable a lieu au cours des années 1980, quand avec Isabelle le peintre passe
presque tous ses automnes et ses hivers à Montauroux, dans le Var, à l’intérieur des terres (il est révélateur
que l’eau et la mer soient tout à fait absentes de l’oeuvre fondamentalement terrienne et aérienne de
Nasser Assar). C’est là qu’il se convertit à la peinture « sur le motif », qu’il pratiquera ensuite et jusqu’à
la fin de sa vie, sur la colline de Notre-Dame-des-Anges, près de Mormoiron (Vaucluse). Ce qui signifie
un dépassement, plutôt qu’un rejet, de l’imaginaire (et sans doute de souvenirs lointains), Nasser Assar
renonçant alors à la représentation de larges paysages rêvés vus de loin et souvent de haut, pour leur
substituer des cadrages réduits à tel ou tel petit groupe d’arbres bien réels, à flanc de collines. Un tel
retour à la réalité pourrait paraître simple, quand au fond il y a lieu de s’en étonner ; d’autres peintres,
d’abord abstraits comme lui, l’avaient fait avant lui mais très différemment, en ramenant cette réalité à
des signes, à des formes plus ou moins évocatrices. Toutefois, et c’est là l’originalité de ses dernières
oeuvres, il ne s’agit jamais pour lui de rendre avec la plus grande exactitude, comme ont pu le rêver Monet
et ses amis impressionnistes, la lumière particulière de telle ou telle heure de la journée, ou des reflets
passagers : lui effectue tout un travail de ressaisie des formes et des couleurs, en resserrant sciemment
le motif comme on compose un bouquet – et jamais l’expression banale « bouquet d’arbres » n’aura eu
plus d’à-propos. Il faut souligner cette contradiction étonnante : un irréalisme étroitement lié à des motifs
bien réels, portés par de vives harmonies de couleurs qui visent à exprimer une fécondité essentielle
de la nature, un jaillissement premier, une énergie au principe de toute chose. À l’exprimer, mais sans
expressionnisme pourrait-on dire, sans les excès faciles qui ne renvoient jamais qu’à la peinture elle même.
Et cet irréalisme est accru par fait que le peintre focalise le plus souvent son motif au milieu de
la feuille ou de la toile, en laissant de larges zones blanches autour, ce qui rend très sensible le travail
d’« extraction » et d’intériorisation effectué et montre que l’oeuvre, sans être une pure imagination, n’est
plus un paysage comme on l’entend habituellement. Et si elle n’est pas « un coin de nature vu à travers
un tempérament », comme l’écrivait platement Émile Zola jadis, il importe d’ajouter aussitôt qu’elle ne
saurait pas non plus être prise pour le résultat d’une reconstruction « cézannienne ». Un désir de fusion
y opère, qui passe davantage par la couleur que par la lumière ou par le jeu des formes : c’est le bonheur
de couleurs conjuguées, opposées et au besoin quelque peu intensifiées, comme dans telle oeuvre de 1986
où le jaune éclatant d’un feuillage s’exalte auprès des verts et des bruns d’autres feuillages proches – et
l’on se prend à penser que tout l’effort du peintre fut de s’approprier la vivacité de telle ou telle couleur
en mesure de dissoudre les menaces latentes des paysages rêvés qui le hantaient.
Ainsi l’art de Nasser Assar présente cette particularité de suivre une lente évolution vers la réalité
sans jamais abandonner pour autant une dimension rêveuse, qui ne laisse pas de travailler la représentation,
de la ressaisir, de la reconsidérer en maintenant un équilibre improbable entre de beaux aspects extérieurs
d’une campagne bien réelle et aimée – celle du Midi de la France – et un songe d’effusion, presque de
communion avec les forces vives de la nature, telles qu’elles se manifestent d’abord dans les couleurs.
Ce point est essentiel : la relation regagnée avec le motif n’est pas vraiment une relation d’observation,
qui aurait pour objectif une nouvelle forme de restitution « visuelle », elle cherche, par delà le visible, à
surprendre une énergie de la nature pour la mettre au service de l’oeuvre, afin que celle-ci devienne aussi,
idéalement, une expression de la nature. Ce qui signifie que l’emportement, l’élan des premiers tableaux
n’est ni perdu ni oublié, mais agit désormais d’une manière tout intérieure : non plus par la vivacité d’un
geste mais par celle de quelques couleurs qui s’exaltent entre elles. Pour admirable qu’elle puisse être, la
nature n’est pas une fin en soi pour Nasser Assar, qui ne saurait se satisfaire d’images : tramée de signes
à reconnaître, elle est une longue voie à suivre vers une forme de contemplation propre à assurer une
entente profonde et heureuse de la vie. Aussi son oeuvre s’apparente-t-elle aux intuitions de la poésie bien
davantage qu’aux recherches formelles et arides de la peinture de notre temps.
Alain Madeleine-Perdrillat
juin 2018
©Galerie Laurentin, Paris, Bruxelles