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Raoul Ubas. Visions silencieuses

« Sans faire de bruit, 

Ubac est entré dans la gloire, 

sur la pointe des pieds[1]. »

S’offrir une ballade au grand air, humer les délicats parfums de forêt libérés par l’ondée, se laisser absorber par un ailleursaux accents mélancoliques, voilà l’un des cheminements auquel nous convient les œuvres de Raoul Ubac. Au promeneur solitaire, s’enfonçant dans les sous-bois, le silence s’impose. Il en est de même pour celui qui contemple les créations d’Ubac. Ses œuvres accrochent le regard, sans détour ni artifice. Le rapport s’instaure frontalement mais sans heurt. Un monde de formes surgit avec une prétendue simplicité. Chaque surface révélée par les mains de l’artiste apparaît comme l’un des fragments qui compose son univers intérieur. 

 

L’homme s’est façonné au contact de la nature. Elle est au centre de lui-même, logée dans ses pensées intimes. Elle sera donc tout naturellement à la source de son inspiration. L’enfant grandit dans la région de Malmédy, les Ardennes belges, où, au fil de ses errances, côtoyant le domaine du sensible, la flore, il affutera son sens de l’observation et sa capacité de perception. Ses œuvres et ses textes témoignent précisément de cette finesse à appréhender la vie. Celle qui se devine dans le bruissement des feuilles qu’occasionne le souffle du vent… Celle qui se manifeste avec discrétion et n’est saisissable que des seuls initiés. Les plateaux dégagés des Hautes Fagnes agissent sur cet habitant du nord comme un espace de paix. Le ressourcement découle de cette topographie unique qui rappelle au mortel sa petitesse face à l’immensité. L’empreinte (in)consciente des paysages préservés qu’il parcourut en solitaire, Ubac s’en nourrira. 

 

Des années plus tard, le poète Christian Dotremont et l’artiste Serge Vandercam, trouvèrent dans ces mêmes étendues de tourbières le terreau fertile à leur désir d’expérimentation, procédé cher à la dynamique qui anima le groupe Cobra (1948-1951). Envoyé en sa qualité de photographe dans la région des Fagnes, en 1958, Vandercam revint enchanté de ce séjour et tenta de restituer sur papier les impressions ressenties. Il les partagea avec son ami Dotremont revenu imprégné, lui aussi, par l’atmosphère particulière de ces espaces où il se cacha en 1944[1]. Portés par un enthousiasme communicatif, ils réalisèrent de concert un livre, Fagnes,où s’interpénètrent textes et dessins. Une œuvre partagée qui perpétua l’esprit Cobra, aventure à laquelle Ubac apporta lui aussi son concours. En effet, il grava une ardoise évoquant un serpent accolé de l’acronyme Cobra. Cette reproduction fit office de couverture au numéro sept de la revue éponyme parue à l’automne 1950. Installé à Paris depuis 1929, Ubac fit profiter Dotremont, vagabond dans l’âme, toujours avide de nouvelles rencontres, de son réseau de contacts. Ainsi, Ubac permit une rencontre avec Gaston Bachelard dont les préceptes philosophiques imprégnaient fortement le jeune poète. En 1950, il signa d’ailleurs un texte, Les développements de l’œil, dans lequel il se réfère au philosophe. Ce court écrit accompagnait une exposition réunissant les photographies de Raoul Ubac, Roland d’Ursel et Serge Vandercam à la galerie bruxelloise Saint Laurent. L’auteur évoque la surimpression, le collage et le frottage chimique suggérant indirectement les procédés novateurs dont Ubac usa dès les années 1930 dans ses travaux photographiques. Il se proclamait alors du surréalisme qu’il délaissa ensuite. 

 

En 1951, Ubac participa à la IIeexposition internationale d’art expérimentalorganisée par Cobra à Liège. La revue numéro dix fit écho à la manifestation et contint une reproduction de l’ardoise gravée par Ubac pour Ancienne Eternité, poème de Dotremont.  Ce même poème, Dotremont l’avait adressé fin 1940 à Ubac dont le nom figurait sur la revue surréaliste belge L’Invention collectiveque ce dernier éditait avec Magritte. Dotremont et Ubac se retrouvèrent ensuite au sein de La Main à la plume(1941-1944), nouvelle revue également d’obédience surréaliste mais parisienne. La relation poursuivie qu’entretiennent alors les deux hommes[2]explique certainement la présence d’Ubac parmi les exposants à l’exposition liégeoise de Cobra. Repris au sein du groupe français, il trouve ainsi sa place aux côtés d’Atlan, Bazaine et Doucet, et de Giacometti pour la sculpture. Deux gouaches sont prêtées par des collectionneurs privés belges de renom. Ainsi sont répertoriés les noms de Willy Grubben et Gustave Van Geluwe. Ces amateurs d’art éclairés constituèrent des collections importantes, combinant des œuvres d’artistes belges – notamment ceux issus de la Jeune Peinture Belge – et étrangers comme ceux rattachés à l’Ecole de Paris à laquelle Ubac fut progressivement apparenté. 

 

Lorsque l’Etat belge, sous la houlette d’Emile Langui, directeur du Service de la propagande artistique, organisa, en 1956-1957, un cycle d’expositions itinérantes au départ de collections privées belges, les œuvres d’Ubac figuraient aux catalogues des collections du tailleur bruxellois Gustave Van Geluwe et du diamantaire anversois Bertie Urvater. D’autres collections mêlant des artistes prestigieux, parmi lesquels Ubac, circulèrent. En 1961, la Kunsthalle de Düsseldorf présenta Aktuelle Kunst. Bilder und Plastiken aus der Sammlung Dotremontcomprenant deux œuvres d’Ubac, La rencontre(1950) et Tableaux aux points noirs(1954), deux grandes huilesqui, entretemps, rejoignirent les collections des Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique. L’institution enrichira sa collection d’œuvres d’Ubac grâce à la générosité de Bertie Urvater d’une part, et de l’industriel Fernand Graindorge, d’autre part. Ce liégeois dynamique fut à l’origine des nombreuses activités menées par l’Association pour le Progrès Intellectuel et Artistique en Wallonie (A.P.I.A.W.). Ubac participa à L’apport wallon au surréalismequi fut organisée en 1955. 

 

Bien que français d’adoption, comme ses compatriotes les artistes Michel Seuphor et Willy Anthoons, Ubac ne fut pas pour autant écarté des événements se rapportant à la création belge. Ses racines justifièrent en effet sa place au sein de manifestations représentatives de l’art national. Ainsi, en 1958, deux œuvres d’Ubac – l’une appartenant à Philippe Dotremont, l’autre à Fernand Graindorge – furent sélectionnées pour l’importante exposition L’art belge contemporainorganisée dans le cadre de l’exposition universelle de 1958. Par ailleurs, Raoul Ubac est évoqué dans les principaux ouvrages se rapportant à l’art belge qui, unanimement, affirment une parenté évidente entre le créateur et son pays d’origine. Abordant l’œuvre sculptée, Eugénie De Keyser, auteur d’un ouvrage consacré à La sculpture contemporaine en Belgique, livre son sentiment : « Bien que ces formes aient été élaborées loin de la terre natale, il y a une telle connivence entre elles et l’univers des bûcherons ou des tailleurs d’ardoises, qu’elles s’enracinent tout naturellement dans le pays de Malmédy[3]. »

 

En 1968, la première rétrospective consacrée à l’artiste se déroula successivement aux Palais des Beaux-Arts de Charleroi et de Bruxelles avant d’être montrée au Musée national d’art moderne de Paris. L’itinéraire de cette manifestation illustre bien la fierté des Belges vis-à-vis de cet artiste qui connut la notoriété à l’étranger. L’incontournable Galerie Maeght défendit l’artiste dès 1951 et joua un rôle décisif. Elle apporta son concours à l’événement par le prêt de nombreuses pièces. Une telle exposition offrait l’opportunité de mêler les différentes techniques et divers supports qui passionnèrent  l’artiste. 

 

Peintures, gouaches, aquarelles, dessins ou ardoises forment des ensembles qui dialoguent. Les œuvres d’Ubac relèvent de cycles qui, à l’image des saisons, meurent et renaissent. Ainsi, un thème trouvera son champ d’expansion librement sous des déclinaisons multiples : à titre d’exemple, un torse tracé minutieusement à la plume pourra prendre corps sous forme d’ardoise. Il importe peu de dater les œuvres d’Ubac ou de chercher à les classifier. Une vue d’ensemble permet de comprendre qu’il serait réducteur de vouloir nécessairement ordonnancer cette œuvre en soi hors du temps.

 

Par son art, Ubac agit comme un passeur. Ses visions aboutissent à des formes et l’homme de s’interroger : « m’appartiennent-elles ? Je ne le crois pas. Elles appartiennent à un fond collectif, à l’homme dans sa totalité[4] ». Une connexion singulière relie l’artiste à cet inframonde qui échappe au commun des vivants. La création est un moment privilégié où l’intuition joue un rôle primordial. Le temps est également un allié indispensable. Loin de l’agitation, Ubac s’est préservé un mode de vie où la lenteur est synonyme de concentration et d’application à la tâche. La pertinence de faire œuvredoit demeurer inexplicable et ne peut répondre à l’obligation de produire. La voie dans laquelle il s’est engagé, Ubac ne s’en est jamais éloignée. Suivant son propre rythme, il a travaillé consciencieusement pour mieux mettre à jour ses voyages imaginaires. 

 

Bien qu’associé au mouvement de l’abstraction, Ubac saisira rapidement les limites d’une appartenance limitative. Jamais il ne niera l’importance que joue le réel comme élément déclencheur de l’inspiration. Arbre, cavalier, cycliste, tête, torse, paysage sont autant de mots-clés qui indiquent les sources d’émerveillement qui éveilleront le désir de créer… Une pierre ramassée devient un bijou sculpté. L’ardoise clivée se pare de signes ancestraux s’adressant sans doute aux chamans et aux druides. Mais qu’importe ! Ubac fait palpiter la matière organique. Il révèle au grand jour une vie insoupçonnée en creusant des sillons à une cadence répétée. Ces motifs apparaissent dans l’œuvre peint ou sculpté comme la trace d’une empreinte digitale immémoriale. Qui s’étonnerait dès lors de trouver des dessins similaires sur des pièces ancestrales d’art africain ? Ainsi, les masques des hauts dignitaires Batcham (Cameroun) sont pourvus de lignes incurvées tout à fait semblables qui évoquent les stigmates des champs fraîchement labourés. 

 

La Terre occupe une place centrale au sein de l’œuvre d’Ubac. Elle s’incarne dans la figure de l’Homme qui émerge de l’ardoise autant que dans les reliefs d’agglomérats de résine, sable, ciment et poussière… Le concept de terre comme matrice présidant à toute forme d’existence traverse, de sa puissance immuable, l’ensemble de l’œuvre de cet homme humble et discret. Sans emphase ni grand effet, son travail en impose par l’authentique intégrité qui le conditionne. L’économie de moyens permet une pureté formelle qui relève du langage universel. Sans compromission aucune, l’artiste démiurge libère ses visions silencieuses comme autant de trésors issus de la nuit des temps. 

 

 

Camille Brasseur

[1]Michel Ragon in: Ubac, Paris, Maeght Editeur, 1970, p. 87

[2]Voir : M. Draguet (dir.), Cobra en Fange. Vandercam-Dotremont : Dessin – Ecriture – Matière (1958-1960), Bruxelles, Université Libre de Bruxelles (Coll. « Cahiers du Gram »), 1994, p. 83

[3]Raoul Ubac réalise un portrait solarisé de Dotremont en 1944. Pour plus d’informations, voir : M. Draguet (dir.), Les développements de l’œil, Paris, Hazan, 2004. 

[4]E. De Keyser, La sculpture contemporaine en Belgique, Bruxelles, Laconti (Coll. « Belgique, art du temps »), 1972, p. 92. 

[5]Raoul Ubac cité in : Raoul Ubac, Bruxelles – Arras, Centre culturel du Botanique et Bibliotheca Wittocjiana – Centre Noroit, 9 septembre-15 novembre 1987 – 28 novembre 1987-24 janvier 1988, p. 35

 

©Galerie Laurentin

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