« On n’est supérieur que dans ce que l’on fait avec sincérité,
en usant de ses qualités natives,
en obéissant à sa propre nature. » AM
La contemplation d’une oeuvre d’Antoine Mortier appelle au silence.
A l’écart des heurts du monde, l’esprit mentalement disposé peut
se laisser entièrement absorber par l’expérience visuelle et
accéder à un moment de méditation. Pour les uns, ce recueillement
prendra le chemin de la réflexion et des questionnements. Pour les
autres, celui de l’expérience émotionnelle. Les éclaircissements
recherchés sont à trouver en soi, tel que Mortier le souhaitait.
Se gardant de fournir de quelconques explications, l’artiste
laisse à chacun le soin de forger son propre discours ou, plus
simplement, d’écouter son ressenti intime. Lui-même ne chercha pas
à justifier les raisons qui l’amenèrent à peindre. Pour lui, créer
est simplement une nécessité. Selon ses dires, cet acte fondamental
agit comme une libération salvatrice. Cette approche, s’appuyant sur
le principe de l’évidence, dirige l’ensemble d’une oeuvre centrée sur
l’essentiel.
Le langage privilégié par Mortier n’est pas celui des mots mais bien
celui des signes qu’il délivre sur la toile ou le papier. A chacun
d’entrer en connexion avec la puissance qui se dégage de ces
constructions charpentées, déployées par une main devenue habile
à force de travail. Quand Mortier s’entraîne, il fait ses gammes.
Tel un philosophe en quête de vérité, il s’exerce à trouver le point
d’équilibre parfait entre les différentes composantes de son oeuvre.
Il ne s’encombre d’aucun artifice. Les dessins témoignent de sa
prédilection pour le noir, apprécié pour sa richesse. Dialoguant
avec la blancheur du papier, le noir apporte un contraste éclatant.
Le tracé à l’encre se délie d’un geste assuré et délivre un signe aux
allures graphiques. L’épaisseur variable du trait, tantôt appuyé ou
allégé, nuance autant qu’elle renforce la puissance qui se dégage
de ces compositions, et ce, quel que soit leur format.
Parcourir du regard les encres de Chine réalisées par le peintre,
c’est accéder au substrat de l’oeuvre autant qu’au fondement
de son être. Par leur biais, il exprime son monde intérieur, un
univers qui prend forme dans la retraite solitaire en atelier,
espace farouchement préservé de toute intrusion. Mortier
est un observateur aguerri. Il trouve dans son environnement
familier un répertoire formel, sujet et prétexte à la sublimation.
L’enveloppe de l’objet n’a que peu d’intérêt. Il le transfigure
pour mieux en extraire la force vive. Parfois un titre évoque
l’origine de l’inspiration. Ainsi, La mère et l’enfant (1956) assume
volontairement la distance d’avec une représentation figurée
classique pour mieux se concentrer sur l’évocation d’une fusion,
synonyme de protection. Un large trait brossé dessine les contours
de deux figures tellement entremêlées qu’elles n’en forment plus
qu’une. L’immédiateté du moment de création s’inscrit à jamais dans
la vibration fortuite des coulures d’encre.
Mortier conserva, jusqu’à la fin de sa vie, un grand nombre
d’oeuvres sur papier qu’il consultait comme on feuillette les pages
d’un album de souvenir, avec joie ou mélancolie. Il se détacha
difficilement de ces oeuvres – pourtant bel et bien achevées – car
il savait que l’une ou l’autre ferait sans doute, le moment venu,
l’objet d’une transposition en peinture. L’encre sur papier devient
alors la charpente inspiratrice d’une composition qui suivra son
propre cheminement. En effet, les peintures à l’huile suivent un
long processus débouchant sur une palette restreinte ou le noir
conserve un rôle prépondérant. Pour le peintre, la couleur ne peut
être utilisée comme un moyen de séduction facile. Il s’emploie à
composer ce qu’il nomme les tons rares, obtenus par associations de
pigments, créées sur mesure et savamment réfléchies. La subtilité
dans la distinction des nuances colorées participe tant à l’harmonie
de la toile qu’à son mystère. Certains mouvements juxtaposés voire
superposés, se devinent en fonction de la manière dont la lumière
éclaire le tableau, le laissant exister autrement au fil du jour.
L’abstraction est sans conteste la forme d’expression qui devait
le mieux convenir au tempérament de Mortier. A ses débuts – à la
fin des années 1930 – il fit, comme ses contemporains, l’expérience
de la figuration qu’il décanta progressivement pour aboutir à
une peinture d’obédience non figurative. Ce qualificatif semble
d’ailleurs convenir à l’approche qui guide alors le peintre.
De fait, l’artiste ne chercha pas à appliquer une formulation
abstraite ex nihilo. Tout au contraire, son oeuvre est le fruit
d’une déconstruction progressive du réel. Mortier n’est pas le
seul à appréhender la peinture sous cet angle. Néanmoins, il se
distingue par la puissance et l’énergie insufflées au travers du
geste qui se traduit dans des constructions solidement enracinées.
Les linéaments primordiaux du travail de Mortier se décèlent
certainement dans un attachement singulier à l’expressionnisme
flamand, l’un des courants dominant la scène artistique belge
au sortir de la seconde guerre mondiale. Ce mouvement est
représenté par des personnalités telles que celles de Constant
Permeke (1886-1952), Gustave De Smet (1887-1943), Frits Van
Den Berghe (1883-1939) ou encore Jan Brusselmans (1884-1953).
Leur inspiration a pour socle fondamental l’émotion tandis que
l’attachement primitif au sol s’exprime avec vigueur et passion. Ce
lien à la terre s’incarne dans des figures grossièrement brossées,
parfois déformées, au moyen d’une palette sombre ou violemment
contrastée. Mortier en retiendra les leçons, poursuivant sa voie
propre, cherchant à se frayer une route en accord avec ses valeurs
personnelles.
En 1946, Mortier fait l’expérience du collectif en rejoignant
brièvement – de mars à novembre – le rassemblement Jeune
Peinture Belge [JPB] (1945-1948). Cette affiliation lui donnera
l’occasion d’exposer, pour la première fois, à Paris à la Galerie
de France. Cette dernière rendait la pareille aux artistes belges
après être venue présenter la Jeune Peinture Française au Palais
des Beaux-Arts de Bruxelles1 . L’instigateur et organisateur du
cercle JPB, Robert L. Delevoy (1914-1982) était aux commandes
de la galerie bruxelloise Apollo et avait noué des liens étroits
avec Paul Martin, directeur de la Galerie de France. Des accords
furent ainsi conclus pour favoriser les échanges artistiques
entre capitales et présenter régulièrement les artistes français à
Bruxelles2 . Quant à Mortier, il prendra rapidement son envol, déçu
par l’expérience et décidé à ne pas se laisser guider dans une
direction jugée, par plusieurs membres de la JPB, comme étant
trop « française ». Si les principes mêmes de découverte et de
connaissance recouvraient un sens pertinent pour l’artiste, ils
ne pouvaient aucunement l’orienter vers une façon de faire qui
lui serait dictée dans le but de plaire. Comme le souligna dix ans
3plus tard Paul Fierens – l’un des membres du jury qui l’avait alors
retenu pour exposer à Paris, devenu entre-temps Conservateur en
chef des Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique – : « Mortier
n’était pas un artiste comme les autres ; il ruait dans les rangs,
n’en faisait qu’à sa tête ; il avait quelque chose à dire et le disait
mal, mais à sa façon. Les modes du moment, les mots d’ordres venus
de Paris ou d’ailleurs n’avaient sur lui aucune influence, aucune
prise. Il pouvait bien se tromper, se casser la figure ; il pouvait se
perdre, tourner à rien. A son propos, le pronostic était réservé, le
diagnostic impossible. La courbe de ses camarades commençait à se
dessiner. Lui, il piétinait un peu, par horreur de s’engager dans la
ligne d’une quelconque orthodoxie, de sacrifier à telle ou telle
formule. Il prenait, petit à petit, conscience de sa différence, de sa
singularité ; sa recherche allait devenir une ascèse, un repliement
sur soi-même, une autocritique, une interrogation douloureuse,
passionnée, des rapports entre le visible et l’invisible. C’est à
définir sa présence au monde, à soi-même, que Mortier s’appliquait
déjà34. »
Ce parti-pris devait influencer la carrière de ce peintre remarqué
et remarquable qui n’entendait pas se conformer aux convenances.
Sa profonde conviction le poussait à trouver sa voie picturale par
ses propres moyens.
Le temps passant lui donnera raison. La discipline en fer de lance
qu’il s’imposa entraîna la main à devenir la prolongation ajustée d’un
esprit affuté. L’oeuvre passa du statut de simple support à celui de
réceptacle, destiné à recevoir la vision transcendée d’une émotion.
Tout l’entreprise de Mortier réside dans cette détermination
farouche à capter l’essence d’une sensation qui est impalpable, par
nature. L’exigence de l’exercice aura pour conséquence une forme
d’isolement volontaire, non pas sur le plan social mais bien dans
le domaine professionnel. Etre artiste est une chose, vivre de son
labeur en est une autre. Intransigeant, l’homme préférait garder
ses trésors plutôt que de les partager avec ceux qu’il n’estimait
pas dignes de les apprécier à leur juste valeur. Ainsi, il ne se
lia jamais de façon durable à un marchand, préférant réitérer
des collaborations fructueuses plutôt que de s’engager dans
des partenariats à long terme, jugés potentiellement risqués. Si
certains mirent cette attitude radicale sur le compte de l’orgueil,
d’aucuns perçurent l’extrême sensibilité de l’homme et le besoin
légitime de faire respecter une oeuvre jaillie des tréfonds d’une
âme créatrice. Le dialogue s’ouvrit avec ceux qu’il estima de bon
acabit, débouchant sur des liens respectueux et amenant l’artiste à
exposer régulièrement en galerie.
Malgré la présence de collectionneurs privés fidèles et l’organisation
régulière d’expositions institutionnelles auxquelles il participa
volontiers 5, Mortier considéra que la Belgique lui offrait une audience
restreinte. Dès 1951, il songea à s’installer à Paris et fit appel au
sculpteur belge Willy Anthoons, établi à Charenton-le-Pont, pour
l’aider à se loger. Repéré et encouragé par le marchand Daniel-Henry
Kahnweiler (1884-1979), Mortier finit néanmoins par renoncer au projet
de déménagement. Sa décision fut motivée par certaines exigences
familiales et conditionnée par un manque manifeste de moyens. Le
peintre déplora souvent l’absence d’un statut d’artiste digne du nom,
offrant une stabilité qu’il ne put assurer qu’en travaillant, comme
fourreur ou encadreur, parallèlement à son activité de peintre, et ce,
jusqu’en 1959. Cette année-là, il décida de se consacrer exclusivement
à son activité artistique. Un choix décisif s’imposait à lui, tant il
ressentait au fond de lui la nécessité d’y accorder toute son attention.
Sur le plan matériel, l’entreprise était néanmoins risquée. Malgré des
moments d’intense découragement, il explora de nouvelles opportunités
qui le poussèrent à persévérer. Ainsi, en 1958, il trouva en Colette
Allendy (1895-1960) une interlocutrice bienveillante qui lui ouvrit
les portes de sa galerie parisienne, rue de l’Assomption. Favorable à
l’esthétique abstraite, elle présenta une exposition personnelle de
l’artiste belge 6, regroupant aussi bien des oeuvres de petits formats
que d’impressionnants lavis monumentaux. La presse se fit l’écho de
l’événement jusqu’en Belgique. Le critique d’art Roger van Gindertael
(1899-1982), compatriote installé à Paris, le répercuta ainsi : « c’est
avec les moyens les plus simples et par l’accomplissement abrupte de
l’acte de peindre que Mortier réussit, dans une intense concentration,
une parfaite transsubstantiation spirituelle des éléments picturaux et
des valeurs plastiques. La résonnance de son oeuvre n’en est que plus
profonde et plus émouvante, authentiquement humaine 7. »
En 1963, lorsque paraît l’important volume consacré à La Peinture
abstraite en Flandre dirigé par Michel Seuphor (1901-1999), les écrits
viennent à propos (ré)conforter Mortier dans ses interrogations
passées sur ses choix, sa place actuelle et sa reconnaissance future
en tant qu’artiste. L’auteur pointe du doigt le peu de spécialistes
« qui avaient imaginé que Mortier allait se rencontrer avec ce que
sont devenus un Schneider ou un Soulages, un Still, un Kline ou un
Motherwell. Non point en satellite, comme on l’insinua parfois sur la
base d’analogies non contrôlées, mais en partenaire direct et en parent
proche. (…) Dès 1949, Mortier aborde des surfaces de grand format, peu
usitées alors. (…) Mortier constituait à cette époque en Belgique un
monde à lui seul, un monde dont son entourage faisait mine de ne pas
s’apercevoir 8 . » Heureusement, à partir de 1961, la vie s’annonça plus
sereine pour le peintre qui représenta la Belgique à la Biennale de
Sao Paulo – avec 21 pièces – et se vit gratifié d’une importante commande
pour la collection de la Banque de Paris et des Pays-Bas.
Il serait faux d’affirmer aujourd’hui qu’Antoine Mortier jouit, dans sa
patrie, de la reconnaissance à laquelle son oeuvre peut prétendre. En
1986, il occupait néanmoins l’hôtel Altenloh – l’actuel Musée Magritte
– avec une importante sélection de toiles. Conjointement, ses dessins
étaient exposés au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, lui offrant
une double vitrine bruxelloise sans équivalent. Nul doute dès lors
que Mortier aurait apprécié que ses oeuvres aient pris, en ce début
du XXIe siècle, le chemin de Paris, prêtes à être exposées aux regards
d’amateurs d’art éclairés, enclins à faire connaissance avec un univers
qui conserve toute l’éclat de sa modernité.
Ce qui émane des créations de Mortier, et les préserve de l’usure du
temps, c’est précisément la vie qui s’en dégage ! Aucune place n’est
donnée à la fadeur ou à la facilité mais, à l’inverse, l’envol exalté
domine les dessins tandis que les volumes des toiles imposent leurs
indiscutables présences. Si le caractère entier de l’artiste transparaît
pour les initiés, l’oeuvre gagne en universalité et vibre d’une charge
émotionnelle inépuisable. Taiseux et secret, Mortier a livré son combat
intérieur sur le papier et la toile, faisant état d’une fougue et d’une
vigueur puissantes. Sa quête était de parvenir, d’oeuvre en oeuvre, à
prendre possession de lui-même. Entêtements gestuels et envoûtements
colorés se conjuguent pour faire naître une aura singulière. Frôlant
parfois l’abîme, elle parvient pourtant à atteindre la cime de la
montagne de l’âme, ce graal intérieur qui guide l’homme dans ses
actions.
Camille BRASSEUR
1 «La Jeune Peinture Française», Bruxelles, Palais des Beaux-Arts, 5 mai-17 juin 1945 (L.
Coutand, A. Fougeron, L. Gischia, R. Humblot, F. Labisse, M. Le Baron, J. Le Moal, A. Manessier, A.
Marchand, E. Pignon, G. Robin, G. Rohner, G. Singier, F. Tailleux, P. Tal Coat).
2 «La Jeune Peinture Belge», Bruxelles, Galerie du Crédit Communal, 25 septembre-22
novembre 1992, p. 114.
3 Paul Fierens, Antoine Mortier, Bruxelles, Elsevier, (Coll. « Monographies de l’art
belge »), 1956, p. 6-7
5 Ces aspects sont détaillés in : C. Brasseur, Antoine Mortier. La transfiguration du réel,
Bruxelles, Prismes Editions, 2012.
6 Mortier, Paris, Galerie Colette Allendy, 21 mars-5 avril 1958.
7 R.V.G, « Un peintre belge A. Mortier », in : Les Beaux-Arts, Bruxelles, n°807, 22e année, 4
avril 1958.
8 M. Seuphor (dir.), La Peinture abstraite en Flandre, Bruxelles, Editions Arcade, 1963, p. 203
©Galerie Laurentin, Paris, Bruxelles