Jean Le Moal Alfred Manessier : Regards croisés
C’est au musée du Louvre où ils copient les grands maîtres que Jean Le Moal et Alfred Manessier se rencontrent et scellent les prémices de liens fraternels et artistiques que les années fortifieront tout au long d’un parcours d’une exceptionnelle richesse par la diversité des disciplines abordées. Ils comptent parmi les protagonistes de la « Nouvelle école de Paris » qui au début des années quarante posent les jalons d’une peinture lyrique revendiquant le signe, le geste, l’espace et la couleur pour une synthèse formelle et émotionnelle universelle. Les libérations entreprises par le Fauvisme et le Cubisme dans les champs de la couleur et de la forme constituent une des grandes mutations apparues au XXe siècle qui conduit à un détachement progressif des apparences et fait évoluer la nouvelle génération vers une non-figuration pour une autre approche du visible.
Leur compagnonnage débute à l’Académie Ranson où ils suivent le cours de fresque dirigé par Roger Bissière, dont Le Moal devient le massier. Cet atelier libre ouvert à l’étude dans une indépendance qui facilite les échanges et les rencontres, conjugue sources classiques et modernité pour interpréter la nature conformément au « retour à l’ordre » préconisé par Cézanne. Le Moal et Manessier y apprennent les techniques garantes d’un métier solide avant de collaborer à plusieurs décorations murales pour le pavillon des Chemins de fer de l’Exposition internationale des arts et techniques (1937-1939). Cette expérience développera chez eux un sens de la monumentalité indissociable de leur art.
Une saine émulation renforce chez eux la certitude que l’expression passe par l’exercice quotidien du dessin. Nourris par des voyages qu’il font ensemble ou séparément et des expériences vécues avec leurs amis Bertholle, Stahly, Etienne-Martin, Juana Muller, ils participent au groupe « Témoignage » fondé par Marcel Michaud en 1937. Ils répondent à l’invitation de Bazaine qui organise en 1941 à la galerie Braun à Paris la première exposition sous l’Occupation allemande de la peinture d’avant-garde qualifiée d’art « dégénéré » : « Vingt jeunes peintres de tradition française ». L’autonomie de leur langage se fait jour, inséparable d’une émotion en symbiose avec l’univers. Leurs recherches respectives portent sur une volonté de construction dont la poésie naît d’un solide
équilibre entre l’harmonie des formes et des couleurs.
Le problème de l’abstraction tel qu’il se pose après la seconde guerre mondiale reste entier. Comment concilier les inconciliables sans rompre avec la nature et garder son lien unitaire avec l’homme ? L’art de la non-figuration y répond en procédant par l’accord fusionnel des formes et des couleurs dans un espace réinventé à partir des rythmes pour un lyrisme naturaliste, épique, pour Le Moal, plus mystique pour Manessier. Dans l’héritage du cubisme et en phase avec ce que Bazaine appelle les « équivalences plastiques » visuelles et sensibles avec les éléments originels, tous les deux entreprennent à partir de 1943 une démarche analytique puis synthétique qui caractérise les peintures qu’ils exposent ensemble galerie de France (1943 et 1944) et galerie Drouin (1946).
Le désir partagé d’une construction rigoureuse structure leur sujet au départ de son évocation. Un réseau linéaire architecture la toile dans laquelle l’énigme de l’objet se déplace, ne cherchant pas tant la forme achevée dans sa permanence que l’instant de son surgissement.
Le Moal aspire à la conquête d’un espace pictural à partir des lignes de force qui charpentent un graphisme au maillage de plus en plus resserré. Un long séjour à Vannes en 1942 lui inspire des barques et des mâts aux puissantes verticales et horizontales qui soulignent la simplification des formes tout en les intégrant au fond par l’élimination progressive de certains éléments réalistes sur lesquels le tableau s’articulait antérieurement. L’artiste suggère un mirage clos de sa vision poétique d’un paysage. Il l’évoque par quelques taches, certaines en transparence, dans une gamme réduite alors que la trame du dessin retient la lumière et renforce la visibilité du sujet. Une forte impression de stabilité empreinte d’une certaine gravité accompagne un chromatisme assourdi qui se réveille ponctuellement de couleurs vives et tranchées.
Pour Manessier, la simplification des formes procède d’un ordre qui « abstractise », selon son terme, le monde sensible resté ancré dans la réalité. Son refus de l’illusionnisme lui fait découvrir les rythmes, les lignes, les tensions en présence dans la nature et confirme sa recherche d’une expression intérieure selon le processus qu’il qualifie d’intériorisation. Celle-ci passe par le jeu des différents niveaux de perception selon la lumière qui varie avec les
lieux. La lumière de la baie de Somme devant laquelle naît sa vocation de peintre, détermine sa vision et son style. Au Crotoy, emblématique de son enfance, où il retourne pour la première fois en 1948, il peint plusieurs séries en 1948-1949, 1953-1955. Il gardera prégnantes les impressions laissées par les vagues, les vols d’oiseaux dans la vastitude du ciel, les formes étranges des épaves et le découpage de la côte. Il n’oubliera jamais cet intense sentiment de nature qui allie intuition et sensibilité, lorsqu’il peindra les paysages de Haute-Provence (1958) ceux d’Espagne (1963) et plus tard du Canada (1967). Son évolution du dessin à la couleur s’effectue par ce qu’il appelle les « passages » articulés sur sa quête intériorisée de la lumière. Sa palette en exprime les nuances cristallines et nuancées dans un chromatisme qui est passé des gammes sombres et chaudes de ses paysages du Perche où il achète une maison paysanne « Le Bignon », aux reflets en demi teintes observés au Crotoy et à la lumière coupante, argentée de l’hiver sous laquelle les couleurs s’affirment donnant toute leur acuité aux éléments du paysage hollandais qu’il découvre en 1955 et en 1956, parallèlement à sa visite de la rétrospective de Rembrandt.
Le lyrisme contenu de Le Moal et de Manessier donne tout son sens à leur oeuvre en la dotant respectivement d’une présence mystérieuse jusque dans ses composantes les plus abstraites pour une finalité signifiante et sensible.
Dans la décennie 1950, Le Moal réarticule librement les formes plus déliées sous l’influence du paysage des garrigues de son enfance ardéchoise. A partir de 1957, le peintre se partage entre le golfe du Morbihan, et les Cévennes, à Alba où il a acheté une maison. Sa vision statique et structurée des coques et des gréements se renouvelle d’un lyrisme qui réfracte les seules forces élémentaires. Celles des torrents et des racines, des ravines qui transforment le paysage sous la poussée des effets lumineux. Il renonce à souligner les formes. Ne plus être descriptif le fait « dessiner par la touche » avec plus de force par « l’intérieur de la forme », comme il l’expérimente avec le vitrail qu’il aborde en 1956 et qui va devenir une préoccupation majeure complémentaire de sa création. Une fluidité introduit un frémissement qui relâche les contraintes graphiques pour libérer une richesse chromatique tonale.
La lumière devient essentielle dans ses tableaux qu’il
titre « composition ». Le Moal révèle toutes les gammes de lumière, limpides, dramatiques, fluides hors de tout récit pour un lyrisme exprimé d’un geste énergique.
Quant à Manessier il partage ces années de recherches intenses nourries de son expérience spirituelle - sa conversion à la Grande Trappe de Soligny en 1943 lors d’une retraite en compagnie de Camille Bourniquel marquera profondément son oeuvre et sa vie. Le signe plastique est emprunt de l’allégresse toute particulière d’un monde sensoriel exprimé par un lyrisme coloré. Ses paysages se situent loin de toute anecdote. Ils donnent à voir les rythmes des équivalences aux mystères de la vie.
La pratique simultanée du vitrail par Manessier qu’il aborde en 1948 et par Le Moal dix ans plus tard rend manifeste leur désir de rendre l’immédiat de la Nature. Un dialogue musical entre la Nature et le Sacré à partir de combinaisons chromatiques pour Manessier, et d’une lumière sublimée qui irradie et fait vibrer les couleurs pour Le Moal.
Rigoureuse et harmonieuse, leur peinture affirme leurs convictions profondes de peintre et d’homme, et témoigne d’une exigence intérieure qui se veut l’expression sensible de leur existence.
Lydia Harambourg
© Galerie Laurentin, Paris, Bruxelles